Bougie d’allumage
Il y a un problème de sous-représentation des personnes racisées au théâtre et dans les productions culturelles au Québec. Mais lorsque les personnes racisées en parlent, ça devient très difficile de dialoguer. Betty Bonifassi a répondu à un statut que j’avais fait sur Facebook, qui a inspiré le texte dans Urbania. J’ai été étonnée de constater à quel point elle avait été atteinte personnellement par mes commentaires. Alors que j’avais l’impression de poser des questions légitimes en évoquant un certain nombre de craintes. Je ne cherchais pas à accuser qui que ce soit ni à prêter à quiconque de mauvaises intentions. Je voulais attirer l’attention sur le contexte. Mais lorsqu’on souligne un problème, il y a souvent une réaction très forte dans les médias et dans la population.
(Pause) Ç’a été très difficile pour moi. Je crains de le dire parce que j’entends déjà des gens dire que je me victimise. Le débat a été personnalisé. On m’a attaquée, on a tenté de me discréditer en me traitant de fasciste, d’inculte, d’ignorante. Dans mon propre milieu, on partageait sur Facebook des articles qui me critiquaient sévèrement. Et j’avais l’impression qu’on me reprochait des choses que je n’avais pas dites. On me dépeignait dans les médias comme quelqu’un qui est contre la liberté d’expression. C’est faux ! Je pense que Robert Lepage aurait pu faire un spectacle sur l’esclavage en évitant certains pièges et en faisant preuve d’une plus grande sensibilité. Mais critiquer Robert Lepage, ça semble être l’équivalent pour plusieurs d’essayer de le censurer. J’ai eu l’impression qu’on me disait qu’il était préférable que je me taise. Et que c’était tout à fait acceptable, dans notre société, que des gens comme moi ou qui me ressemblent ne parlent plus, ne se questionnent plus et ne s’expriment plus, afin de garder un certain équilibre dans l’espace public. Je trouve ça dangereux. Et c’est la raison pour laquelle j’accepte d’en parler aujourd’hui, même si je trouve ça difficile, parce qu’il ne faut pas céder à cette censure insidieuse et continuer à nommer les choses qui dérangent.
Les critiques qui proviennent de populations marginalisées peuvent parfois être assez intenses et fortes. Mais je crois que c’est important de percevoir le contexte dans lequel ces critiques sont émises. La sous-représentation des personnes racisées dans les médias entretient certains préjugés. Il y a des répercussions ensuite quand on se promène dans la rue, quand on a des interactions avec des policiers. On a plus de difficulté à avoir des emplois, par exemple. Quand survient un événement comme celui-ci, où on a encore une fois l’impression de ne pas être écoutés, la réaction peut être encore plus forte. C’est ce qui est perçu comme de la rectitude.
Quand on parle de racisme, les gens ont tendance à prendre ça comme une attaque personnelle. Je crois que c’est parce qu’on a une conception erronée du racisme. Le racisme, ce n’est pas seulement une personne qui déteste de façon consciente ou commet volontairement des actes haineux envers une autre personne. C’est aussi un système qui fait en sorte que certaines personnes sont moins favorisées que d’autres. Quand on dit que quelque chose est raciste, ce n’est pas une attaque à la moralité de quelqu’un. On ne doute pas de ses qualités ni de ses intentions, mais on met en lumière un contexte qui fait émerger certains comportements.
C’est exactement ce que je veux dire en parlant de notre définition du racisme. Parce qu’une personne est gentille et pleine de bonnes intentions, on dira que c’est de la rectitude politique de la critiquer. On dira qu’il n’est pas utile de faire tout un tollé pour une simple maladresse. J’essaie de ramener ça à un contexte plus large. On a ici une action dénuée de mauvaise foi et une personne dénuée de mauvaises intentions, mais ça n’empêche pas que ce spectacle-là puisse avoir un effet néfaste, qui n’a pas été prévu au départ. Que faire avec ça ? Je souhaiterais que la réflexion aille au-delà des événements et de la crise. Quels sont nos processus de création ? De quels sujets parle-t-on ? Qui on consulte ? Peut-on remettre en question nos réflexes pour être plus inclusifs ? Moi-même, devant le débat des acteurs cisgenres qui jouent des rôles de trans, j’ai le réflexe initial de dire : « Quel est le problème ? Ce sont des acteurs, ils peuvent jouer n’importe qui ! » Mais en m’informant, je réalise que les actrices trans n’arrivent pas à obtenir des rôles intéressants. Peu importe mon opinion sur les acteurs transgenres, il y a peut-être un impact sur cette communauté qui m’échappe. Est-ce qu’on peut au moins écouter les personnes concernées ?
On parle vite de rectitude politique et on dit que les gens s’énervent toujours pour les mêmes choses. Il n’y a pas eu de tollé autour de cette pièce-là, justement, parce qu’il y a des nuances dans le débat. Les gens qui critiquent sont capables de voir qu’il y a une réflexion dans le processus, notamment autour de ce que ça veut dire de faire interpréter tel rôle par tel acteur.
Personne n’a dit ça ! J’ai beaucoup entendu dire l’été dernier que certains groupes voulaient interdire que d’autres parlent de certains sujets. Je n’ai pas entendu ça du tout. C’était une remise en question de la manière dont on fait les choses. Je trouve dommage qu’on ait réagi à la critique en déplorant la polarisation plutôt qu’en écoutant les différents discours. Il y a eu un réflexe d’autodéfense tellement fort que l’on n’a pas réellement écouté les critiques sur le fond.
Je le pense aussi, sinon je ne me serais pas engagée dans cette prise de parole. Si je n’avais pas espoir que ça mène quelque part, j’aurais abandonné. À long terme, il y a peut-être un dialogue public qui sera bénéfique, en dehors des moments de crise. Mais à court terme, il y a des réactions très fortes et très négatives. Ce serait beaucoup plus simple si je ne disais rien et que je n’étais pas aussi véhémente. Et j’hésite toujours à le faire. Mais il faut aussi nommer les choses.